L’Odyssée de Jersey
Les allemands sont déjà à Jersey
Yves Nicolas poursuit son récit concernant cette période. « Le moral des henvicois était donc au plus bas et chacun se demandait quelle nouvelle catastrophe pouvait encore lui arriver. A Kervor, nous fûmes bientôt fixés: un matin se présentèrent deux amis de mon frère, âgés comme lui de 18 ans, et porteurs d’une terrible nouvelle : les Allemands étaient à nos portes et raflaient tous les jeunes gens âgés de 18 à 20 ans pour les expédier en Allemagne, rejoindre leurs innombrables prisonniers. Aussi, tous les jeunes concernés étaient priés de se rendre au pont de la Corde ou un bateau les attendait pour les emmener en Angleterre. C’est comme si le tonnerre était tombé sur la maison. Ma mère en larmes n’ayant pu dissuader son fils, entreprit de préparer sa valise. Mon père était effondré et prostré. Lui, ancien combattant de la Grande Guerre, blessé de guerre et médaillé militaire, avait de nouveau été mobilisé à la déclaration de guerre, bien qu’âgé de 44 ans et père de 5 enfants et affecté à la poudrerie nationale du Pont-de-Buis. L’armée mettra trois mois à reconnaitre son erreur et il ne sera libéré qu’à la veille de Noël. Et voici qu’aujourd’hui la guerre lui enlève son fils aîné, et c’est le coup de grâce de son moral ».
« Cet après midi là, toute la maison est en pleurs en voyant mon frère, la valise à la main, prendre d’un pas décidé le chemin du pont de la Corde. Et voici que soudain, mon père se dresse et se précipite à la poursuite de son fils. Je ne sais pas ce qu’ils se sont dit, mais nous les vîmes revenir tous deux avec soulagement. Sans un mot, mon frère posa sa valise, alla remettre ses vêtements de travail, et chacun partit vaquer à ses occupations ».
« Pendant ce temps, un groupe d’une dizaine de jeunes henvicois avait embarqué au Pont de la Corde, dans un bateau qui appareilla aussitôt, profitant de la marée haute. Le Capitaine choisit, plutôt que de risquer la traversée de la Manche, de suivre la navigation côtière et mit le cap sur les îles anglo-normandes. Mais en arrivant à Jersey une énorme surprise attendait nos amis : les premières personnes qu’ils virent après leur débarquement ce fut une patrouille de soldats allemands arpentant au pas cadencés les rues désertes du port. Joseph Prigent, séminariste âgé de 20 ans, bien connu et estimé de tous, prit la tête du groupe et alla tout naturellement frapper à la porte du presbytère de l’île. Et pour une fois, la chance se manifesta : le presbytère était occupé par l’officier commandant les troupes d’occupation de l’île, et le pasteur lui expliqua que ces jeunes français étaient des ouvriers agricoles venus, comme chaque année, aider à la récolte des pommes de terre. Il obtint donc un permis de séjour de 3 mois et répartit les jeunes dans les fermes qui, en échange de leurs services, leur assurèrent le gîte et le couvert. A l’expiration du permis de séjour, nos amis reprirent leur bateau et débarquèrent au Pont de la Corde, dans la plus grande discrétion évidemment ».
« C’est ainsi que Henvic manqua de peu de partager avec l’île de Sein, la qualification de «première commune résistante de France».